Ces séries d’œuvres réalisées par Ève K. Tremblay (de 1999 à 2003) s’inscrivent dans un courant de la pratique photographique qui privilégie les effets de la mise en scène. Elles font voir, de plus, un souci de représentation de soi, car dans chacune de ces images, Mimi et Jeanne, les protagonistes, se sont prêtées aux directives de la photographe avec conviction ajoutant au choix recherché et souvent fantaisiste de vêtements le jeu de la pose. C’est qu’en plus de l’éclairage en contrastes qui aménage certains effets dramatiques, les personnages trahissent le moment de la pose devant la caméra par des gestes étudiés et un sourire dont la constance étonne. Dans ces images, se jouerait, pour reprendre l’expression d’Henry Berger, «la fiction de la pose» laquelle affirme le caractère performatif et construit de l’identité. Cela est probant encore davantage dans les photos qui montrent Mimi ou Jeanne se regardant poser devant un miroir, Ève K. Tremblay ayant judicieusement sélectionné des lieux révélant de complexes relations de réflexivité.

Mais encore plus troublante dans ces images, est la surenchère de l’artificiel qui se constate, notamment, dans le clinquant des décors qui ont toujours à voir avec le cadre domestique, mais qui cultive un goût pour l’exotisme à travers les accessoires asiatiques ou les éléments de jeux (piano, table de poker). Toute la modestie initiale du lieu de vie de ces femmes, qui est perceptible encore et c’est ce qui rend ces images si ambiguës, bascule ainsi facilement du côté de l’imaginaire. Ce désir pour l’ailleurs, la photographe l’aura amplifié dans la série «Mimi et Jeanne dans les cartes postales» en propulsant ses personnages dans des villes étrangères par l’agrandissement de carte postale sur une toile de cinéma à projection arrière, rappelant la facture nostalgique et factice des films d’Hitchcock. Plus encore qu’un simple travail de fiction photographique, l’artiste aura mis le doigt sur cette temporalité particulière que constitue la fin de vie de Mimi et Jeanne dont on aura compris que la vieillesse les retient à la maison, réservant désormais les voyages à des espaces fantasmatiques.  Que ce soit le temps long d’exposition de la prise photographique qui capture parfois les corps en mouvement, effaçant la matérialité des corps par une présence rendue ainsi fantomatique, ou les anciens de portraits de famille accrochés sur les mur, les images se tournent aussi vers le passé, nourrissant les mécanismes de narration. Tout autant que Mimi et Jeanne sont dépeintes dans un moment de leur existence où elles refont le récit de leur vie, le spectateur aura tout le loisir ici d’amorcer à son tour une projection de soi dans l’imaginaire.

Marie-Ève Charron

(pour Opuscule, solo Ève K. Tremblay à VU, Québec, 2006)

 * Berger, Harry Jr. Fictions of the Pose: Rembrandt. Against the Italian Renaissance, Stanford California, Stanford University Press, 2000.

… À l’exemple de sa grand-mère (Mimi) et de sa grand-tante (Jeanne), duo d’inséparables qui n’en ont toujours fait qu’à leur tête. Résultat : la photographe en a tiré une série de portraits, dont notamment celle intitulée Mimi et Jeannedans le Hall of Fame. (...) Des femmes (entre 70 et 80 ans) qui entendent ne pas perdre une seconde de ce que la vie peut encore leur offrir. En imitant les attitudes de coquettes. On est ici au cœur d’une fiction qui frise le fantastique. Un fantastique soft, par ailleurs assez troublant. Sont-elles les prêtresses d’une société secrète ? Ou des personnages extraits d’un film comme Arsenic et vieilles dentelles ? Qu’importe, Ève respecte assez leur brillante dérive théâtrale et saisit même en filigrane toute la mélancolie (active) que recèle un tel jeu des apparences. Que sous le maquillage, la variété des costumes, se dissimulent des tigresses prêtes à se battre à mort pour une vie pleine, en laissant volontiers à d’autres leur part d’ombres. Le grand âge aidant, elles s’offrent donc un « élixir de jeunesse », grâce au goût de l’artifice, toujours renouvelé. Ces deux séries couleur montrent ainsi que les femmes (peu importe leur âge) sont plurielles, qu’il n’existe pas d’essence de « la » femme, qu’on n’est pas femme par nature, qu’on a, aussi, comme l’ont relevé Deleuze et Guattari, à « devenir femme».

de Lyne Crevier publié dans Ciel Variable #53 (Hiver 2000-2001)

Images de la série Mimi et Jeanne publiées dans: Mimi. Autour de Vortex de Gaspar Noé, par Simon Laperrière, Revue Hors Champ   Novembre / décembre 2021

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